Géraldine Miquelot, sur À l’oeil nu, 2012

Au départ, un incompréhensible amas de signes illisibles. Des X pourtant, des $ et des /, des |, des N, des ? et des =.

On s’approche, on s’en éloigne, on plisse les yeux et on se penche en avant, chaussant et déchaussant ses lunettes d’un air entendu et concentré… bref, on se retrouve malgré soi dans la posture de l’amateur d’art moqué par Zola et singé par Bourdieu.

L’alphabet est connu mais la grammaire obscure. Des lignes apparaissent, tracées par l’épaisseur des caractères. Une forme se distingue au centre, une autre dans le coin haut gauche…

Et tout à coup le motif apparaît : l’origine du monde. Ou plutôt, L’Origine du monde, telle que décrite par Courbet sous la forme d’un pubis féminin. Toutes ces contorsions pour en arriver au big bang métaphorique le plus célèbre du monde occidental. Et on avait failli le manquer ! Ce qui fait immédiatement penser à l’histoire du tableau inspirant À l’œil nu : on a d’abord pu le « voir » dans des collections privées – caché derrière un autre tableau de Courbet, représentant un château dans un paysage, puis derrière une version surréaliste mais identifiable du célèbre pubis par André Masson, chez Jacques Lacan – avant d’en profiter, sous les feux de la rampe, dans diverses expositions et notamment au musée d’Orsay. Jeu de cache-cache avec un langage rencontrant ses heures de gloire grâce à la généralisation des documents non manuscrits, À l’œil nu frôle l’œuvre dite numérique. Elle la frôle seulement, puisqu’il s’agit d’un dessin réalisé à la mine graphite sur une surface tout à fait classique : le papier. Elle la frôle de près cependant : le code utilisé, dit Ascii, regroupe tous les caractères nécessaires pour transcrire la langue anglaise sur nos écrans d’ordinateur.
Techniquement donc, un simple dessin. Théoriquement, une fabuleuse concentration d’histoire de l’art, de langage numérique, de pudeur et de cabinets privés.

S’inscrivant dans la longue histoire des reprises, hommages, parodies et clins d’œil à L’Origine du monde, À l’œil nu propose de renouer avec son origine, justement : cachée, elle ne se révèle qu’aux patients regardeurs, utilisant un code à contre-sens, le signifiant pour la forme et non pour le signifié.
Alors que n’importe quel moteur de recherche d’images nous montre que le tableau de Courbet est devenu une icône illustrant tout et n’importe quoi, Facebook s’échine à le censurer. L’Art ASCII serait-il le moyen de contourner cette censure désuète, étape incongrue dans l’histoire de la circulation des images ?

De l’appropriation de son motif à sa surexploitation sur le réseau mondial, À l’œil nu nous raconte en 3482 signes la formidable accélération technique qu’a permis l’Internet. Et cela, à la seule force du poignet.

Géraldine Miquelot, 2012