Benoît Buquet, Dix notes pour Deux Visions, 2014

1. Let’s explore the world [http://geoguessr.com/]. Le jeu Geoguessr, créé par le suédois Anton Wallén, s’appuie tout entier sur Google Street View. Lâché au hasard sur la planète, le joueur doit trouver là où il se trouve avec le plus de justesse possible en pointant sur la carte du monde. Si l’utilisateur n’a pas la chance de tomber sur un centre urbain, il arpente les routes à la recherche d’un signe, d’une signalétique, d’un alphabet, d’une trace publicitaire, d’un élément vernaculaire afin de suppléer à l’environnement végétal qui bien souvent ne renseigne pas assez. Dans la plupart des cas se dégage une atmosphère anxiogène mêlée à l’ennui profond de parcourir ainsi campagne ou désert sur un écran, pérégrination numérique ponctuée par la rencontre occasionnelle de personnages figés, floutés. Quelle est donc la nature de cette image monstre qui semble se refuser à tout cadrage, se déployer à l’infini et exaucer une sorte de fantasme holistique ? La triade Google Earth, Google Map et Google Street View ferait presque passer toutes les missions photographiques pour des épiphénomènes dérisoires. Qu’extraire de Google Street View [GSV] ?

2. Deux visions est une série débutée fin 2012. Le principe reste d’une simplicité redoutable ; Caroline Delieutraz sélectionne une des photographies de La France de Raymond Depardon au sein de l’édition poche et y adjoint l’équivalent le plus proche trouvé sur GSV. La localisation, qui peut parfois prendre une demi-journée à l’artiste, puis la capture d’écran définissent le nouveau cadrage. On aurait tort de voir dans Deux visions un simple vol. La photographie de Depardon est utilisée ici comme une balise ; elle dicte sa loi mais va nécessairement être informée, voire fragilisée, en retour. Du point de vue des formes et des contenus, force est d’admettre l’absence de polarité entre les deux images, même un changement de saison ne débouche sur aucune antinomie réelle. Un seul abîme, difficilement commensurable, sépare pourtant ces deux images, leurs régimes de visualité.

3. De 2004 à 2010 Raymond Depardon sillonne la France avec son fourgon Trigano. Il choisit parcimonieusement l’emplacement où poser sa chambre photographique. « Tout doucement, écrit-il, j’allais vers l’espace public, l’espace vécu, le territoire ». Les prises de vues à la chambre, posture que Depardon envisage comme « l’essence même de l’acte photographique », conditionnent un cadrage particulier. Depuis 2006, les voitures hybrides Google parcourt les territoires, toujours mieux équipées. La Google Car s’affranchît même peu à peu du conducteur et continue son absorption systématique du paysage grâce à ses quinze objectifs et une prise de vue automatisée depuis une hauteur de 2,40 mètres. Caroline Delieutraz revient souvent sur une anecdote, ou disons plutôt une possibilité latente : « la Google Car et le fourgon de Depardon pourraient s’être un jour croisés ». Les images que Caroline Delieutraz confronte sont en effet très faiblement asynchrones ; l’intensité de Deux visions provient en grande partie de cette temporalité très particulière. Il y a bien là une nouvelle façon d’envisager la re-photographie entre appropriationnisme et pratique documentaire de type Then & Now.

4. La façon de photographier de Google s’oppose radicalement à l’entreprise de Depardon. Si l’on souhaite faire des liens avec le champ de l’art et verser dans l’anachronisme, GSV pourrait faire écho à la tentative de désubjectivation assez caractéristique de l’art américain des années 1960-1970. Je pense par exemple à Ed Ruscha, et tout particulièrement aux livres Twentysix Gazoline Stations (1963), Some Los Angeles Appartments (1965) et, bien entendu, Every Buildings on the Sunset Strip (1966). Dans ce dernier la disposition des photographies et leur discontinuité sur le format accordéon n’est pas sans évoquer les raccords des photographies sur GSV. Ces effets de recouvrement ou de décalage sont parfois présents dans les captures de Caroline Delieutraz comme l’atteste par exemple cette concrétion typographique imprévue sur l’enseigne SaniJura.

5. Caroline Delieutraz trahit Depardon car elle « situe » précisément la capture par une adresse https, alors que le photographe se contentait, au mieux, de la mention d’une municipalité. Le géographe Michel Lussaut souligne bien que chez Depardon « le « où ? » inquisiteur de la localisation est répudié, en première intention ». On l’aura compris les intentionnalités sont divergentes. Il s’avère extrêmement troublant d’essayer de « retrouver » approximativement le cadrage de Depardon, perdu dans le débord de l’image. Si le lien internet découvert par Caroline Delieutraz permet toujours aujourd’hui la géolocalisation du lieu, on n’y retrouvera pas obligatoirement l’image capturée par l’artiste. Les bases de données des serveurs de Google sont régulièrement mises à jour. Dans certains cas la capture de Caroline Delieutraz devient donc la relique d’un passage de la Google Car, jusqu’à la très probable exhumation généralisée de Google puisque GSV intègre depuis quelques jours une fonction Time Travel. Le fait est particulièrement sensible si l’on compare par exemple le montage de la « Prairie de la Rencontre », sur lequel on distingue au loin la statue équestre de Napoléon 1er, et les sept vues, entre avril 2008 et février 2011, désormais disponibles sur GSV.

6. Chaque pièce constitutive de Deux visions est à la fois une sorte de diptyque et une adresse pour se mouvoir dans la fixité.

7. On le constate presque toujours chez les artistes travaillant avec Google Street View, il faut trouver une impulsion au faire, un protocole pour extraire l’image du continuum.
Jon Rafman traque les incongruités, les indiscrétions ; Mishka Henner les prostituées ; Michael Wolf la tour Eiffel ou les doigts d’honneur ; Doug Rickard les banlieues américaines sinistrées ; Nicholas Mason les tempêtes de neige et les ciels poudrés. Caroline Delieutraz utilise Depardon pour atteindre, elle aussi, l’état de capture et rompre avec la fascination autant qu’avec l’angoisse totalitaire liée au projet Google.

8. Deux visions ne se défait jamais de la double image, ce qui différencie très nettement la série du livre Raymond La France auto-édité par le photographe Pascal Anders en mars 2014. Caroline Delieutraz ne conçoit pas la capture d’écran GSV sans une confrontation simultanée avec la photographie de Depardon. En cela et alors même que GSV n’entre à aucun moment en jeu, Histories de Joachim Koester (ensemble de six dyptiques, 2003-2005, FRAC Bretagne) me paraît l’entreprise de re-photographie la plus intéressante à mettre en regard. En proposant la photographie de la page du livre d’un côté et celle, actualisée, du lieu représenté de l’autre, Joachim Koester interroge finement certaines icônes du photoconceptualisme, en atteste notamment cette incroyable Ed Ruscha, 6565 Fountain Ave. La maison semble éternellement vide, le lettrage Fountain Blu a disparu de la façade mais l’espace est toujours à louer, le now renting de 1965 se transforme par contre en now leasing en 2005.

9. Dans le cadre de l’exposition Stereo view à la galerie 22,48 m2, Caroline Delieutraz décide pour la première fois de montrer Deux visions sous cadres. Les quelques similitudes formelles entre ce nouveau dispositif et les montages sur cartons du XIXe siècle, sur lesquels deux vues photographiques quasi-identiques étaient disposées côte à côte, expliquent le choix du titre de l’exposition. Les cartes stéréoscopiques n’étaient cependant pas destinées à l’encadrement ; la double image devait être visionnée à l’aide d’un appareil optique pour n’en former soudain plus qu’une, donnant l’illusion du relief. Le marché florissant et le succès des vues stéréoscopiques aboutirent très vite au piratage des stéréogrammes d’édition dès 1857. Mais le pouvoir de fascination ne vient-il pas en premier lieu de la simple répétition de l’image, de son caractère double ? Cette question se pose avec plus de force aujourd’hui car notre accès aux exemplaires historiques n’est pas forcément assorti du viseur binoculaire. Ce rapprochement d’avec Deux visions agit également par contraste, puisqu’ici aucun enregistrement simultané, aucun recouvrement, aucune illusion ne vient fondre les deux images. Le relief n’est ni optique, ni sonore, il semble néanmoins possible d’utiliser des métaphores telles que le bourdonnement ou l’effet Larsen pour qualifier ces images corruptrices, parasites. Le titre Stereo view embarque à la fois une matérialité désuète et un côté un peu rock. Il contrebalance et accompagne ainsi la dimension post Internet de l’exposition. Je me garderai bien cependant de donner une définition précise de « post Internet ». Terme à extension indéterminée qui s’offre depuis plus de cinq ans comme le paradigme de l’extrême contemporanéité, chacun semble en manipuler plus ou moins consciemment l’extension pour l’ajuster à ses intérêts.

10. Sur le mur de la galerie, une capture d’écran imprimée cohabite avec une page déchirée du livre La France de Raymond Depardon ; derrière le cadre qui abrite les deux images se trouve l’adresse https. Le livre de poche amputé est présenté au sein même de l’exposition, il témoigne du passage de la forme-codex à la forme-tableau, Internet devenant le mode de percolation. Les pratiques historiques de re-photographie se déplacent une nouvelle fois dans un jeu de mobilité et de re-matérialisation, informées par le Net-art et les cultures visuelles numériques, la liquidité des flux et la persistance du white cube. Post Internet ?

Texte de Benoît Buquet publié dans le catalogue de l’exposition Stereo View, éd. 22,48m², Avril 2014.
Les éditions 22,48m²