Clémentine Mercier, Prière de toucher les œuvres, Libération, 2021

Prenant le contrepied du grand interdit des musées, la plasticienne Caroline Delieutraz a soumis à la youtubeuse Behind The Moons six œuvres à effleurer, caresser et tapoter pour détendre ses abonnés. Un spectacle hypnotique.

La période intensément WTF que nous vivons est l’occasion de briser un tabou. Planqués derrière nos écrans, nos masques, nos litres de désinfectant, nos camisoles d’anxiolytiques, privés de la senteur, de la vue et éventuellement du goût des œuvres, n’est-il pas temps de retrouver la sensualité de l’art, coûte que coûte ? C’est ce que propose l’artiste Caroline Delieutraz dans «Je te relaxe en touchant des œuvres», une série de vidéos où pour une fois, il est permis de palper les objets d’arts. Mais attention, distanciation physique et gestes barrières obligent, c’est une créatrice ASMR qui le fait pour nous, devant une caméra. ASMR ? L’ASMR («Autonomy sensory meridian response»), ce sont les petits picotements, les menus frissons que l’on ressent en regardant et en écoutant une personne effleurer un objet.

Aujourd’hui, ça désigne aussi une forme de méditation et une relaxation sensorielle qui regroupe une large communauté sur Internet. Via de courtes vidéos, hypnotiques pour les uns, consternantes pour les autres, les créateurs ou artistes ASMR susurrent, chuchotent, soufflent, déglutissent, effleurent, tapotent, froissent des objets tout près de micros ultrasensibles afin de détendre ou d’endormir leurs fans. A l’heure de la fermeture des musées et de la migration sur les écrans de l’expérience de l’art, cette technique web peut-elle nous faire ressentir le frisson esthétique ? Caroline Delieutraz a soumis six œuvres (dont les siennes) à Behind The Moons, une créatrice ASMR aux près de 50 000 abonnés sur YouTube – en 2017, l’artiste avait déjà collaboré avec la youtubeuse Rikita ASMR.

C’est ainsi que des pièces d’Emilie Brout & Maxime Marion, de Fabien Mousse, de Carin Klonowski, de Gwendal Coulon ou Claire Williams se font caresser et tripatouiller par une jeune femme blonde à la voix douce, convaincue du pouvoir apaisant de sa pratique. Pour ces nouvelles vidéos, Caroline Delieutraz a délibérément sélectionné des œuvres interrogeant le numérique : un écran cassé, une boule anti-stress en forme d’ordinateur, des masques de troll, des filtres d’écrans, une aquarelle avec la phrase «Chaque jour je perds des followers»… Produit par le Studio 13/16, le pôle de médiation à destination des adolescents du centre Pompidou, et diffusé à raison d’une vidéo par semaine sur Instagram, «Je te relaxe en touchant des œuvres» se délecte avec humour de l’interdit du toucher de l’art tout en moquant la prétendue froideur de l’art internet. Une exposition virtuelle originale (la youtubeuse tapote même les cartels), mélancolique et un brin soporifique : le risque de piquer du nez avant la fin de la présentation est assez tentant…

Clémentine Mercier, Libération, Art et ASMR : prière de toucher les œuvres, 5 mars 2021