Étienne Hatt, Exposition When We Where Trolls, Art Press, 2019

Plongée maîtrisée dans l’univers du trolling, l’exposition de Caroline Delieutraz à la galerie 22,48 m2 vous donne rendez-vous avec « Aurélien » et son disque dur.

C’est le mal version 2.0 que Caroline Delieutraz nous invite à rencontrer. L’artiste, qui a fait d’internet, de ses contenus, formes et usages la matière de son œuvre, a pu échanger avec un « troll » très actif du milieu des années 2000 au milieu des années 2010. Dans l’exposition, trois vidéos sur des écrans verticaux font pénétrer les arcanes de ce qu’« Aurélien » présente comme un « sacerdoce » : nuire à un anonyme ou une célébrité en l’assaillant de messages injurieux et d’images obscènes ou en diffusant des informations personnelles ou erronées.

Bien sûr, Aurélien avance masqué. C’est pourquoi le masque est si présent dans When We Were Trolls (WWWT). Ce sont d’abord les masques virtuels, comme ceux que l’on peut s’appliquer sur Facebook ou Instagram, que Delieutraz a produits en tissu. Mi grotesques mi horrifiques, ils flottent dans l’exposition, parfois prolongés par des chaînettes et des chaussures qui rappellent que les trolls vivent aussi IRL (in real life). Ce sont ensuite les avatars et la voix de synthèse à travers lesquels les propos du troll et de ses amis sont repris dans les vidéos.

Utopie retournée

Dans la première, Monologue, Aurélien explicite son activité de trolling : il se décrit comme « sociopathe », parle du plaisir d’être méchant, avoue ne pas supporter l’exhibitionnisme numérique, dit qu’internet, contrairement à ce qu’aimeraient certains, n’est pas un double purifié de la réalité et qu’il entend en exploiter toutes les possibilités qui, pour lui, outre le trolling, se résument au porno et au téléchargement illégal. Dans un récit de science-fiction qu’il a rédigé, dont la deuxième vidéo reprend des extraits, internet est l’endroit où des « prédateurs » se nourrissent « des corps et des âmes ».

La troisième vidéo passe, après la théorie et la fiction, à la réalité du trolling. Elle est une plongée dans le disque dur qu’Aurélien a fini par confier à l’artiste. Il réunit des milliers de fichiers non classés : archives de son forum, vidéos, mais surtout photographies : la pornographie le dispute à l’imagerie nazie ; les photographies extraites des profils d’internautes sont parfois retouchées pour les dégrader avant de les remettre en circulation. Entre ces images attendues, il y a ces reproductions de tableaux classiques qu’Aurélien semble beaucoup apprécier. À tel point que Delieutraz a composé une frise de tirages photographiques qui, comme animée par le mouvement latéral du swipe, met ces iconographies en résonance.

Delieutraz ne montre jamais le troll à l’œuvre. Sans doute n’entend-elle pas jouer son jeu et perdre la main face à celui qui, nous imposant ses masques et sa vérité, semblait avoir commencé par troller l’exposition. Sans doute, ce qui distingue cette jeune génération d’artistes, dite « post-internet », des premiers net artistes est qu’elle n’est pas dupe. L’utopie s’est retournée. Les promesses des pionniers d’internet d’une société plus libre, ouverte et collaborative censée revitaliser la démocratie ont fait long feu. When We Were Trolls (WWWT) en montre l’une des plus sombres dérives.

Étienne Hatt, Compte rendu d’exposition, Art Press, 25 septembre 2019