Jean Louis Boissier, L’écran comme mobile, 2016

Maintenant que nous avons rejoint les chaînes d’écrans sphériques, regardons comment l’art touche Google Street View. En 2012, Caroline Delieutraz propose Deux visions, une trentaine de diptyques composés de deux photographies semblables, exposés sur le site http://deuxvisions.net/, puis dans un ensemble de cadres. Elles mesurent 90 x 72 millimètres et sont donc dans la proportion de 8 x 10 pouces, le format de ce qui se fait encore de mieux en matière de chambres photographiques à plaques. La photo de gauche est une feuille du livre de Raymond Depardon, La France de Raymond Depardon, dans sa version de très petit format, quatre cent une photographies, cinq cent cinquante-huit pages sur papier bible (1). La photo de droite est une copie d’écran issue du système Google Street View et résultant de la recherche par Caroline Delieutraz de vues les plus proches possible de celles de Raymond Depardon. Le photographe, au cours de cinq années, a circulé dans soixante-cinq départements français avec un camping-car, sa méthode étant de placer son appareil sur trépied aux points de son itinéraire qui le retiennent. Les photos de Google Street View proviennent d’un groupe de capteurs situés au-dessus d’une voiture produisant une image panoramique à trois cent soixante degrés. Mutatis mutandis, les conditions techniques des deux pratiques présentent donc des similitudes. Rapprochées dans un petit format, les deux photographies renvoient aux mêmes apparences, leur ressemblance est à son maximum. Leurs dissemblances en termes de composition, de perspective et de lumières se prolongent dans de grands écarts de textures et de couleurs. Selon moi, il n’est pas utile de développer une comparaison. Car la proposition artistique se résume dans le mot « deux ». « Visions » n’a pour fonction que celle de désigner une opération optique. Sinon on en viendrait aux stéréotypes qui veulent qu’un photographe exerce un « regard » et qu’une compagnie exprime un « projet ». Mais c’est précisément la dissymétrie foncière des acteurs qui instaure relief et tension dans une œuvre dont la structure simple est la symétrie.

La grande exposition personnelle de Depardon, qui ouvre fin 2013 à Paris, au Grand Palais, déclenche dans les moteurs de recherche ce que je nommerai un buzz. Les commentaires sous forme de tweets, de posts, de billets de presse se multiplient en se répondant. « Depardon vs Google Street View ! » lance André Gunther ; « Depardon se prend Google en pleine vue», annonce le journal Libération ; « Depardon-Google Street View : 1-0 », titre Le Temps en Suisse. On peut lire aussi : « La photographe Caroline Delieutraz a sillonné la France. » Sauf à prendre cette formule pour une métaphore, il est difficile de la contredire sans verser dans ce lieu commun de l’art contemporain : « ces artistes emploient le matériau-photographie ». Deux visions n’est ni dans l’imitation ni dans l’« appropriation », plutôt dans l’investigation et dans la citation. Mais c’est en identifiant la relation ainsi mise en forme à une traduction que l’on reconnaît l’existence propre de chacun des termes tout en identifiant le domaine partagé par leurs différences. Si l’on entend le paysage comme « tableau », celui de Google a des particularités spatio-temporelles et une étendue telles que les images du type Photographe ont quelques chances d’y être incluses. Cette rencontre coïncide avec la notion de site devenue transversale à l’actuel territorial et au virtuel technologique, comme l’a montré Anne Cauquelin (2). Il est dit que le travail de Caroline Delieutraz se situe dans le « post-Internet », c’est-à-dire dans une réalité déjà marquée par Internet, et en l’occurrence dans Internet même. Il relèverait donc de ce que Paul Ardenne a pu présenter comme « art contextuel (3) », tant ce monde numérique participe du sociopolitique qu’il s’agirait de rejoindre en extériorisant l’art de son milieu. Anne Cauquelin nuance pourtant cette analyse en attribuant ce mouvement non pas à « une échappée libre des artistes hors du conventionnel » mais à « un “effet-machine”, une poussée de la machine vers une colonisation de nouveaux territoires (4) ». Ce de quoi est fait Deux visions, sa force ironique, paraît le confirmer.

1. Raymond Depardon, La France de Raymond Depardon, textes de Michel Lussault, Paris, Points, 2012. Le format très petit, 8 x 12 cm, se veut la réponse du livre papier au livre numérique. Une pre- mière édition, La France de Raymond Depardon, Paris, Seuil, 2010 (et 2013), deux cent quatre-vingts photographies, trois cent trente-six pages, 30 x 26 cm, est publiée parallèlement à l’exposition à la Bibliothèque nationale de France. Deux cent quarante et une des photos de cette série sont visibles
sur le site http://www.magnumphotos.com.
2. Anne Cauquelin, Le Site et le paysage, Paris, PUF, 2002.
3. Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002.
4. Anne Cauquelin, Les Machines dans la tête, op. cit., p. 176.

Extrait de :
Jean-Louis Boissier, L’Écran comme mobile, Mamco, Genève, 2016
Diffusion : Presses du réel, http://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=5028