Ingrid Luquet-Gad, The Artwork Senses, Les Inrockuptibles, 2021

« Les sens de l’œuvre », Les Inrockuptibles, 31/03/2021, Ingrid Luquet-Gad

En collaboration avec la créatrice ASMR BehindTheMoons, l’artiste Caroline Delieutraz explore un format d’exposition inédit et rassemble, sous la forme d’une vidéo Youtube, six artistes ou duos d’artistes dont les œuvres sont activées par le toucher. L’ambiance est teintée d’un vert forêt plus agréable que ce fond vert franc devenu synonyme de la vie vécue à l’écran, ses incrustations vidéo et sa chair de synthèse. Le cadrage est en buste, resserré autour de la protagoniste : une jeune femme tout sourire, casque audio sur les oreilles, eyeliner blanc vaguement new age. La présentation vidéo, qui durera une quarantaine de minutes, découpée en sous-sections, peut commencer. « Aujourd’hui, nous susurre une voix douce, – qu’il nous faudra, précise la description, écouter au casque ou muni-e d’écouteurs -, je vais tenter de vous relaxer à l’aide d’œuvres d’art ».

Nous sommes sur la chaîne Youtube de BehindTheMoons, un pseudonyme qui, malgré ses près de 60 milliers d’abonné-es, ne dira certainement pas grand-chose aux amateur-trices d’art. Au sein d’une autre communauté pourtant, c’est une figure clé : celle que l’on nomme ASMR, pour « Autonomous Sensory Meridien Response » (« réponse automatique des méridiens sensoriels »), un terme qui, depuis quelques années, caracole en tête des recherches de vidéos. La tendance naît à la suite du succès inopiné d’une courte vidéo de chuchotements publiée sur Youtube en 2009. Depuis, les contenus à vocation relaxante ou stimulante, issus de l’activation à l’écran d’une matière, souvent accompagnée d’un commentaire ou d’un récit, sont devenus un genre en soi.
La production d’un effet sensoriel sur le récepteur possède des figures établies et montantes, tout comme elle est codifiée par un ensemble de termes spécialisés souvent anglophones : « tapping » ou « tracing » – l’activité de tapoter ou suivre un contour du doigt ; « sticky fingers » ou « squishy toys » – le son produit par les doigts qui adhèrent ou par les gadgets qui couinent. Or, si les similarités avec ces autres déclencheurs d’affects que sont les œuvres d’art, qui nous parviennent elles aussi médiées par des codes, une communauté, un champ lexical, sont potentiellement identifiables, rien ne les prédisposait à entrer en contact effectif.

Rien, si ce n’est l’attention portée par l’artiste Caroline Delieutraz aux communautés internet, dont naîtra, en 2017, une première vidéo, Unboxing + Tapping + Whisper with Rikita ASMR (Embedded Files). A présent, l’artiste y revient pour produire un projet de plus grande ampleur. Ce sera « Je te relaxe en touchant des œuvres », en collaboration avec BehindTheMoons ; soit une exposition collective sous la forme de vidéos ASMR, rassemblant les œuvres de six artistes ou duos d’artistes – Émilie Brout & Maxime Marion ; Fabien Mousse, artiste inventé par Raphaël Bastide ; Caroline Delieutraz en collaboration avec Vincent Kimyon, Carin Klonowski ; Gwendal Coulon ; Claire Williams.
Toutes les œuvres ont en commun d’aborder notre rapport au virtuel ; la plupart ont déjà été présentées dans le cadre d’expositions, mais ici, elles seront manipulées, touchées et éprouvées selon un autre critère : « Essayer de trouver des sons agréables avec ces œuvres », ainsi que l’exprime, dans son introduction, la créatrice ASMR. Pour chacune des pièces que lui a confiées Caroline Delieutraz, aussi bien en volume que sur papier, la créatrice détaille le cartel et les informations techniques, tout en se livrant à une courte recontextualisation des intentions de chacun-e des artistes, avant d’en éprouver le potentiel selon les techniques de sa discipline.

En soi, c’est un geste critique, reconduit selon d’autres critères : ainsi, l’écran cassé aux brisures concentriques d’Émilie Brout et Maxime Marion (Return of the Broken Screens, 2015) est « visuellement déjà une œuvre (…) relaxante », là où l’ordinateur sérigraphié en mousse de Fabien Mousse (Real Internet Art, 2012) est « vraiment très agréable à manipuler » ; à l’inverse, les aquarelles sur papier de soie de Gwendal Coulon (Chaque jour, je perds des followers, 2020) se révèlent plus retorses en raison de leur matière « difficile à maitriser ». Pour Caroline Delieutraz, le format, coproduit avec le Studio 13/16 du Centre Pompidou, détourne l’interdiction de toucher les œuvres et s’achemine vers une « manière aussi étrange qu’inédite » de replacer « le corps et les sensations physiques au cœur de l’expérience de l’art ». Alors qu’un certain nombre de lieux d’exposition se tournent vers les visites téléphoniques pour capter l’attention émoussée par la prolifération de contenus purement visuels, ce format marque un entre- deux, s’échappant tout autant du langage articulé pour l’emmener vers sa puissance de suggestion et la fonction phatique, qui lui fait défaut dès lors que les interactions sociales usuelles sont remplacées par la consommation individuelle de contenus. S’il est vrai que « les sujets des sociétés néolibérales technopatriarcales (…) n’ont pas de peau ; sont intouchables ; n’ont pas de mains » ainsi que le diagnostiquait le philosophe Paul B. Preciado dans un essai, publié l’an passé, dans l’édition de mai/juin 2020 du magazine Artforum, Je te relaxe en touchant des œuvres peut également être reçu comme un commentaire social plus large.

Il en va ainsi des fausses promesses d’accès immédiat et illimité à toute chose véhiculées par les technologies digitales, et de l’appauvrissement d’un réel surexposé de manière quasi pornographique, ici déconstruit dans le temps long d’une exploration qui n’est pas tant une description visant à capturer son objet pour le posséder qu’un lent érotisme polysensoriel démultipliant ses couches de mystère autant que ses parts d’ombre.