Julien Baldacchino, Oui, toucher des œuvres d’art (et les écouter) peut être relaxant : quand l’art rencontre l’ASMR, France Inter, 2021

« Je te relaxe en touchant des œuvres d’art », c’est le nom d’un projet produit par le Centre Pompidou, une collaboration entre l’artiste Caroline Delieutraz et l’artiste ASMR BehindTheMoons. Dans une série de vidéos en ligne, celle-ci manipule des œuvres d’art contemporain pour déceler leur potentiel de relaxation.
L’oeuvre « Real Internet Art » de Fabien Mousse, artiste inventé par Raphaël Bastide, dans le projet « Je te relaxe en touchant des oeuvres »

Une œuvre d’art (sculpture, peinture, installation), c’est intouchable, on ne met pas ses mains dessus sous peine de se faire méchamment engueuler ? Cette idée reçue – dont s’amusait déjà Marcel Duchamp avec son œuvre « Prière de toucher » en 1947 – est détournée par un projet produit par le Studio 13/16, la division consacrée aux ados du Centre Pompidou : « Je te relaxe en touchant des œuvres d’art ».

Depuis quelques jours et pour encore quelques semaines, le compte Instagram de « l’espace des jeunes » de Beaubourg publie une série de vidéos dans lesquelles plusieurs œuvres d’art contemporain sont manipulées (avec précaution) et produisent, par effet de tapotement, de grattement, des sons… étonnamment relaxants.

Si ce concept vous rappelle quelque chose, c’est qu’il est extrêmement répandu sur Internet depuis une dizaine d’années : c’est l’ASMR, pour « Autonomous Sensory Meridian Response ». Lancée sur YouTube notamment dans les années 2010, la discipline consiste à générer, en vidéo, des stimuli essentiellement sonores (mais aussi parfois visuels) « dans le but de détendre, de relaxer les personnes qui regardent ces vidéos », explique BehindTheMoons, créatrice de contenus ASMR, qui participe à ce projet.

« Sortir les œuvres du milieu de l’art »

Dans les vidéos, on voit (et surtout on entend) BehindTheMoons interagir avec des œuvres signées par les plasticiens et plasticiennes Emilie Brout & Maxime Marion, Fabien Mousse (un artiste fictif imaginé par le plasticien, Raphaël Bastide), Carin Klonowski, Gwendal Coulon, Claire Williams et Caroline Delieutraz. C’est cette dernière qui est à l’origine du projet : « Ce qui m’intéressait dans l’ASMR, c’est le retournement de la valeur des choses, où un simple emballage peut avoir des vertus relaxantes », explique l’artiste plasticienne, qui a déjà travaillé par le passé autour de cette pratique dans des vidéos et installations.

« L’idée, c’était de sortir les œuvres du milieu de l’art pour en proposer une lecture différente, de les voir différemment. C’est peut-être ça, aussi, qui a attiré la curiosité des artistes quand je leur en ai parlé. Ils aiment les projets expérimentaux, ils ont vite été conquis, et certains ont été étonnés du fait que leur propre œuvre pouvait relaxer », poursuit-elle.

« On peut faire une bonne vidéo ASMR avec n’importe quel objet », précise BehindTheMoons : « Un emballage en plastique, ça peut être considéré comme un déchet, et pourtant on peut faire une vidéo relaxante avec. Il suffit d’être délicat et de passer un certain temps à expérimenter, à tester, pour trouver les sons qui seront relaxants ». Elle ajoute :
« Mon challenge dans cette collaboration, c’était de manier des objets qui n’étaient pas faits pour la manipulation. »
La sélection des œuvres, réalisée par Caroline Delieutraz, présente une autre spécificité : il s’agit d’œuvres « post-internet », c’est-à-dire des œuvres d’art qui posent des questions relatives au monde virtuel, tout en étant elles-mêmes matérielles. L’œuvre de Fabien Mousse est une boule anti-stress en forme d’ordinateur ; celle d’Emilie Brout et Maxime Marion une tablette brisée ; ou encore, chez Gwendal Coulon, une aquarelle sur laquelle on peut lire « Chaque jour, je perds des followers ».

Rapport au numérique

« Ce sont des œuvres qui traitent de notre rapport au numérique, qui peuvent être un peu froides, qui peuvent avoir quelque chose de pas très rassurant. Par exemple, généralement, dans la vie, quand on est confronté à un écran brisé, ce n’est pas du tout un moment relaxant. Le fait de se dire que je vais prendre cet objet, pour en faire une vidéo relaxante, alors que ça ne semblait pas si évident », explique BehindTheMoons, qui a pourtant accepté le projet immédiatement. « Je reçois souvent des propositions de collaboration avec d’autres créateurs ASMR, ou alors des propositions pour des entreprises, que je trouve moins intéressantes artistiquement. En sept ans de travail, je n’ai reçu qu’une fois un message similaire – et ça ne s’était pas fait, à l’époque. Donc il y avait quelque chose d’unique, j’ai sauté sur l’occasion ! », raconte-t-elle.

Le projet, lancé au début du second confinement, a abouti rapidement : « Au moment du second confinement, j’ai eu cette envie de collaboration, et de poursuivre ce projet autour de l’ASMR que j’avais déjà initié. J’ai contacté le studio 13/16 avec lequel j’avais déjà travaillé, ils ont été tout de suite emballés ». En moins de trois mois, l’ensemble du projet a été monté et réalisé. « On m’a confié les objets pour une ou deux semaines, j’avais la responsabilité d’en prendre soin. Mais au fond, c’est un peu une spécificité de l’ASMR : quel que soit l’objet que vous avez dans les mains, il faut le traiter comme la chose la plus précieuse au monde, en prendre soin et l’analyser sous toutes les coutures. Mais là, il y avait une responsabilité supplémentaire qui imposait de les manipuler tout en les respectant, et surtout ne pas les casser ».

« Ne pas envoyer de mauvais signaux »

Même quand les artistes ont proposé une intervention plus frontale, la créatrice a refusé : « Fabien Mousse avait proposé à BehindTheMoons de déchirer son œuvre, qui existe en plusieurs exemplaires. Mais dans une optique ASMR, ce n’était peut-être pas une chose à faire », explique Caroline Delieutraz. BehindTheMoons confirme : « Rajouter à la dimension parfois inquiétante de certaines œuvres, de la destruction, j’avais peur que ça envoie de mauvais signaux, que ce ne soit pas très relaxant. Je gardais en tête l’objectif que la vidéo soit quelque chose qu’on peut par exemple regarder avant de dormir, sans faire de cauchemar après. »

En plus de la manipulation des œuvres, la créatrice apporte, en introduction, des informations sur chaque œuvre. Des explications courtes, didactiques, qui permettent de saisir le message essentiel de chaque œuvre : « On voulait rester dans l’ASMR tout en parlant des œuvres d’art d’une manière intéressante, sans être trop dans l’explicatif et en même temps pour qu’on comprenne que ce sont des œuvres d’art », selon Caroline Delieutraz.
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Les vidéos sont accessibles pour le public du studio 13/16 sur Instagram… mais aussi depuis mercredi sur la chaîne YouTube de BehindTheMoons, pour faire un pont entre les deux publics, celui de l’art contemporain et celui de l’ASMR.

Julien Baldacchino

Julien Baldacchino, Oui, toucher des œuvres d’art (et les écouter) peut être relaxant : quand l’art rencontre l’ASMR, France Inter, 13 mars 2021