Stéphanie Vidal, Élément potentiel de fictions, Nichons-nous dans l’Internet, 2014

Dès les prémisses de sa pratique artistique, Caroline Delieutraz, a su se servir des nouvelles technologies de la représentation pour dresser, par petites touches, le portrait du monde contemporain à partir de ses usualités. C’est en fouillant dans les apparences que revêt la banalité – les gestes qu’elle opère, les images qu’elle produit et recycle – que cette jeune artiste dépeint le monde du haut débit.
Par une après midi du mois de mai, je la retrouve en haut de la colline de Belleville. Elle présente STEREO VIEW, sa deuxième exposition personnelle à Galerie 22,48m². Caroline Delieutraz m’offre une visite commentée sur les pièces présentées faisant la part belle aux visages. Avec pudeur et humour, elle m’explique comment elle prend pour cible des petites choses pour atteindre des motifs qui nous englobent.

Internet dans la peau

Pour Written in Flesh, l’une de ses plus récentes œuvres, Caroline Delieutraz a fouillé l’Internet à la recherche de lettres inscrites dans des épidermes anonymes, recomposant un alphabet. Sur son site-œuvre, un programme rassemble ces fragments d’écritures piochés dans des photographies postées et invite les visiteurs à écrire quelque chose d’ “important”. Par défaut, Caroline Delieutraz nous propose le mot “Internet”. Peut-être est-ce pour se faire pardonner de n’avoir trouvé quiconque tatoué d’une arobase… A mesure que nous discutons, ce qui me semble le plus important pour elle, ce sont les apparentes évidences ; celles auxquelles on ne prête plus attention tant on y est habitué. Voilà d’ailleurs ce que pourrait répondre le tatoué à l’intrigué qui s’enquiert de la relation qu’il entretient avec son encre. En cherchant les évidences, Caroline Delieutraz collecte patiemment des indices qui renseigne sur le présent tant ils lui collent à la peau.

“Je me questionne sur les évidences, les objets qui se répètent sur Internet, les choses tellement familières que l’on ne s’interroge pas sur leur existence et qui nous laisse à penser qu’elles existent presque de fait. Les dispositifs que je conçois sont autant de manières de créer des fictions autour de ces évidences qui se révèlent dans la massification.”

Sympathiques et diffuses, ces évidences se calfeutrent dans l’ordinaire alors que notre regard s’est exercé à n’attendre que le sensationnel voire sa notification, à les désirer impatiemment pour assouvir son insatiable besoin d’inattendu. En transformant des bouts de presque-rien en œuvres plastiques, Caroline Delieutraz s’inscrit dans la lignée d’artistes pionniers comme Mark Lombardi ou Hans Haacke, qui ont su faire émerger des motifs informationnels échappant aux perceptions immédiates. Le premier a ainsi rassemblé méticuleusement des petites coupures de journaux traitant des grandes affaires politico-financières tandis que le deuxième a entre autre documenté des transactions immobilières frauduleuses. Si l’investigation menée par Caroline Delieutraz ne touche pas les hautes sphères du pouvoir, elle incite à nous questionner sur leur puissance. A prendre un temps d’arrêt pour observer les relations que nous entretenons par, pour et à travers elles. Leur résolution ne serait-elle pas de nous redéfinir? A force de circuler ne nous feraient-elle pas tourner en rond?

L’original et l’originaire

Dans l’immense champ du visuel – dont la surface ne cesse d’augmenter avec la multiplication des écrans – Caroline Delieutraz fait du quotidien une enquête personnelle. Sur le web et ses domaines, elle a trouvé un coin de prédilection:

“J’ai orienté ma pratique vers Internet parce que c’est à mon sens le lieu privilégié pour observer la récurrence d’un motif et l’ensemble des variations qui viennent à sa périphérie. Le web offre un champ libre pour l’observation et la ré-appropriation.”

Les arts numériques ont chamboulé le rapport que l’on entretenait jusque là aux œuvres, questionnant aussi bien leur statut que celui de ceux qui les produisent. La ré-appropriation des images trouvées a induit une ré-actualisation de l’original mais aussi de l’origine. Si les œuvres de Caroline Delieutraz s’emparent de motifs et de thématiques propre au web et à ses cultures, elle ne se cantonne pas à la réalisation d’oeuvres en ligne. Lors de l’exposition Les cascades de l’infraréel qui s’est tenue en 2012 à la Galerie XPO, Caroline Delieutraz a exposé trois pièces issues d’une série intitulée Les Matrices (Une archéologie du web). Matérialisant la production et la propagation des contenus sur Internet, elles prenaient la forme d’objets se proposant d’expliquer l’origine d’un symbole, d’une image et d’un texte à la récurrence discrète. On pouvait y observer le moule en cire d’une main sensée contenir toutes les mains qui naviguent, consultent et créent sur Internet. Le négatif d’une photographie représentant une voiture de police régulièrement utilisée en ligne pour illustrer des fait divers. Une plaque de cuivre sur laquelle est gravée des informations concernant “La société 123 Machin Truc” provenant de la page générique “à propos” de la plateforme WordPress.

Olia Lialina – grande prêtresse du Net Art rencontrée pour le tout premier numéro de Nichons-nous dans l’Internet – a révélé et vulgarisé la possibilité d’une archéologie du web; dressant une typologie de ses périodes et de son folklore. Le sous-titre de la pièce (Une archéologie du web) invite à la recherche d’origines. Avec le boom des réseaux sociaux, le flux des échanges s’est accéléré et l’établissement d’une traçabilité des images devient de plus complexe, se perdant dans l’explosion de leur diffusion. La gloire semble désormais revenir aux dénicheurs de perles qui n’ont jamais autant revendiqué leur posture.

Prisonnier d’une image

Si les images circulent plus vite que jamais, certaines retiennent l’attention, se fixent dans nos rétines voire rendent captifs ce qu’elles représentent. Confronté à l’installation Les Otages, on se demande qui sont ces trois personnes dont le portrait tressaille sous le défilement de ses multiples variations. Les cartels percutés par une imprimante sans encre augmente encore un peu la confusion.

“Les visiteurs pensent souvent qu’il s’agit d’acteurs. Les gens connaissent ces visages mais sont la plupart du temps incapables de se souvenir du contexte dans lequel ils ont vu ces images qui ont énormément circulés .”

Il s’agit des photographies d’Hervé Ghesquière (journaliste retenu en otage en Afghanistan), d’Hussein Hanoun (fixeur de Florence Aubenas pris en otage en Irak en même temps qu’elle) et de Clothilde Reiss inculpée et emprisonné en Iran.

“L’idée que j’ai voulu développé dans cette pièce, c’est que les otages sont doublement captifs pendant leur détention. N’étant pas connus avant cette médiatisation soudaine, ils n’ont pas pu maîtriser leur représentation et se retrouve prisonnier d’une unique image. Sur chacun des écrans défilent toutes les images que j’ai pu récolter, dans l’ordre où je les ai trouvées. Elle semblent toutes similaires mais s’avèrent toutes différentes car elles sont retouchées pour s’adapter à l’environnement médiatique dans lequel elles ont été réinjectées.”

Plus loin, on découvre Claire Blandin. Elle n’est pas une otage. Son portrait bien campé sur sa cimaise dévoile une jeune standardiste, balayage blond et top blanc à volants. Propre sur elle, bien sous tout rapport, du genre de celles qui rigolent en faisant du footing ou en mangeant de la salade. Claire Blandin coûte 80 euros. C’est un leurre, une image lisse qui s’achète sur IstockPhoto.

“Quand on enfile un des micro-casques, identique à celui qu’elle porte sur la photo, on entend le témoignage d’une femme. Téléopératrice, la petite entreprise de matériel mécanique dans laquelle elle officie arbore sur son site le portrait de la bien-nommée Claire Blandin. Elle explique en quoi cette image a pu s’avérer clivante dans sa réception et violente au quotidien. Le récit fait le distingo entre la façon dont l’image est reçue par les équipes en interne et par les clients, entre l’imaginaire véhiculée et la bien lointaine réalité. Cette image est tellement trompeuse que lorsque j’ai commandé le même micro-casque pour réaliser l’installation, j’ai été surprise que ce casque ne dispose en fait que d’un seul écouteur. Lorsque le visiteur enfile le casque pour écouter le récit, un jeu d’identification s’instaure, le visiteur se retrouve lui-même dans la position d’une téléopératrice.”

La Copie et les Copains

Dans son travail, Caroline Delieutraz a toujours montrer un intérêt particulier pour la représentation de la figure humaine sur les réseaux en s’intéressant par exemple aux avatars par défaut. Au début de l’Internet communautaire, parmi toutes les voix on entendait celles des craintifs, redoutant que le web et ses avatars n’entraînent une dépersonnalisation des individus.

“Pour 300 avatars par défaut, j’ai d’abord collecté ces images qui sont attribués aux utilisateurs de forums de manière automatique s’ils n’en choisissent pas une, puis je les ai animé. Je voulais voir comment la figure humaine était symbolisée et comment ces avatars projetaient les caractéristiques des utilisateurs lambda supposé fréquenter ces lieux de sociabilité.”

Cette pièce s’apparente à un GIF animé accompagné guise de bande sonore d’un brouhaha évoquant l’ensemble des conversations possibles. 300 avatars par défaut évoque 2000 cliparts d’Oliver Laric dont elle semble directement inspirée.

“Je m’intéresse beaucoup au travail d’Oliver Laric, un artiste qui travaille sur les questions de ré-appropriation et de copyright. Il a notamment réalisé une vidéo intitulée Versions qui cristallise toutes les préoccupations afférentes à la création. Elle traite de la manière dont les artistes et les créateurs en général s’inspirent les uns des autres. Il me plaît de m’engager dans une voie préalablement ouverte par un artiste, à partir d’une œuvre pour proposer un dispositif qui fait lui-même œuvre.”

Caroline Delieutraz aime à tisser une narration à partir de ses propres intuitions, d’images d’internautes et de références explicites aux artistes qui l’intéressent. Ce rapport à la citation revendiquée est inhérente à son processus créatif. On le retrouve par exemple dans le Copie Copain Club qui est à la fois un regroupement d’artistes, une plateforme favorisant l’émulation et une licence créative.

“Par ce Club, Emilie Brout, Maxime Marion et moi souhaitions créer un espace de liberté au sein duquel les artistes puissent interroger leur propre rapport à la copie. ( … ) Ce sont des questions qui aujourd’hui prennent un sens nouveau au moment où Internet offrent un accès sans précédent aux portfolios des artistes et à la création en générale. Au sein du Copie Copains Club, une Copie est une œuvre qui se réfère explicitement à une autre. Le Club fonctionne de pair à pair dans le sens où chaque artiste du Club peut-être à la fois copieur et copié.”

Deux visions

Une de ces œuvres les plus médiatisée à ce jour s’intitule Deux visions, projet toujours en cours qui présente en dyptique une photographie de la France profonde immortalisée par Raymond Depardon et le même cadrage capturé par les Google Cars pour Street View.

Deux visions est un travail sur la reprise autour du périple en France de Raymond Depardon. Je me suis servie du petit livre aux éditions Point deux compilant ses photographies comme d’un guide de voyage. J’aimais l’idée de marcher dans les pas de Depardon et de me balader dans des paysages tout à fait banals. Je l’ai d’abord fait pour le jeu, pour résoudre l’énigme du lieu.”

“Ce qui est étonnant c’est que l’on obtient deux images assez semblables alors que l’on a affaire à deux dispositifs totalement différent. Il y a un fossé entre le dispositif mis en place par Google et le procédé de Depardon. Depardon s’est engagé dans une documentation de la France des sous-préféctures dans ce qu’elle a de moins exotique pour faire des portraits de lieu tout en revendiquant sa subjectivité dans le choix de ses vues. Sa démarche est proche de celle de Walker Evens et des missions photographiques comme la Datar à laquelle il a participé. Google Street View n’a pas de regard critique, il embrasse tout d’un coup.”

L’autre détail qui marque quand on compare les deux images c’est de voir que Google crédite ces vues, faisant hésiter entre le démonstratif et le possessif. Le moteur de recherche appose parfois plusieurs logos sur la même image s’appropriant le paysage tandis que l’œil de l’artiste reste en retrait.
Quand Depardon fait le vide autour de lui ou s’arrange pour que les individus soient méconnaissables dans leur pose, Google ne fait pas de distinction floutant tout ce qui ressemble à une figure humaine — même les enseignes publicitaires aux soleils anthropomorphiques n’échappent pas au systématisme infaillible de l’algorithme.

“On ne sait pas vraiment combien d’années séparent les photos qui se confrontent et on ne peut pas vraiment le savoir, c’est un peu comme un jeu des sept erreurs. Raymond Depardon a sillonné la France entre décembre 2004 et février 2010 et les Google Cars ont été mise en circulation en 2008. Donc si ça se trouve ils se sont croisés sur la route !”

En éteignant mon dictaphone, je prends à rêver que quelque part dans le monde de Street View, se dissimule l’image d’un homme installant son trépied comme un chevalet au bord d’une route communale.

Remerciements à Rosario Caltabiano.

Texte de Stéphanie Vidal paru dans le magazine Nichons-nous dans l’Internet #2, 2014