Entretien avec Stéphanie Vidal à l’occasion de Making Contact, 2017

La circulation des images, leur capture et leur collection dans un monde d’écrans sont des thématiques qui apparaissent de manière récurrente dans la pratique de Caroline Delieutraz. Pour réaliser ✨ Unboxing + tapping + whisper ✨ with Rikita ASMR (Embedded Files) elle a collaboré avec Rikita, une jeune youtubeuse qui pratique l’ASMR, sigle pour Autonomous Sensory Meridian Response. L’ASMR est un phénomène né autour de 2008 sur internet et qui s’est développé grâce à YouTube. Au départ, l’ASMR est pratiqué par une petite communauté d’amateur·e·s qui se sont rendu·e·s compte qu’ils·elles ressentaient tou·te·s une sensation de bien-être lorsqu’ils·elles étaient confrontés à certains stimuli auditifs et visuels, bien-être qui peut aller jusqu’à une forme d’orgasme non sexuel. Le fait de voir et d’entendre quelqu’un manipuler un objet avec attention peut par exemple déclencher cet effet tant recherché qui se caractérise par des frissons le long de la nuque. Au fur et à mesure des expérimentations, de nombreux triggers (déclencheurs en français) ont été identifiés : tapotements (tapping), chuchotements (whisper) et autres craquements, menant à autant de sous-pratiques.

Caroline Delieutraz : « C’est le potentiel ‘déclencheur’ d’un objet qui en détermine l’intérêt. Un objet sans qualité apparente – un emballage par exemple – peut avoir une grande valeur d’un point de vue de l’ASMR. Ce retournement m’intéresse beaucoup. Dans un premier temps, j’ai réalisé moi-même une vidéo d’ASMR que j’ai postée sur YouTube afin de voir comment cela fonctionne, et pour en comprendre les codes. Mais mon objectif n’était pas de rejouer la pratique mais plutôt de l’infiltrer, c’est pour cette raison que j’ai confié une série d’œuvres : les Embedded Files à Rikita afin qu’elle les ‘active’ en révélant leur ‘potentiel ASMR’. »

Les Embedded Files sont des œuvres qui évoquent des supports low-tech d’enregistrement. Il s’agit d’objets et d’images collectés pour leur propension à circuler, pris dans de fins blocs de paraffine. La jeune femme qui, sous pseudonyme, chuchote en binaural dans les oreilles de dizaines de milliers d’internautes francophones se plie à l’exercice de l’unboxing, un autre anglicisme qui caractérise une typologie vernaculaire dans laquelle on classe les vidéos d’internautes qui se filment en train de déballer un colis. Elle décrit les Embedded Files tandis qu’elle les ouvre et les découvre, les faisant passer un par un sur un caisson lumineux qui permet d’en révéler le contenu.

Caroline Delieutraz : « J’ai choisi de collaborer avec Rikita car elle maîtrise son image – elle ne dévoile que le bas de son visage dans ses vidéos – tout en conservant un côté un peu amateur qui laisse apparaître une certaine sensibilité. Je lui ai proposé un dispositif un peu éloigné de ses vidéos habituelles mais assez ouvert pour qu’elle puisse se l’approprier. Je pense qu’elle a abordé notre collaboration assez naturellement, comme quelque chose faisant partie de sa pratique. Elle partage avec les autres membres de la communauté une volonté farouche de faire connaître et de promouvoir l’ASMR. »

En manipulant les œuvres de Caroline Delieutraz, Rikita les fait sensuellement basculer dans le champ de l’ASMR : les Embedded Files deviennent, comme n’importe quel objet présent dans une vidéo ASMR, des outils permettant de provoquer des sensations relaxantes et non esthétiques. Les œuvres se retrouvent donc aspirées dans un nouveau champ, de la même façon que l’art a aspiré des objets dans son champ depuis les ready-made de Duchamp, leur attribuant de nouvelles grilles de lecture.

L’œuvre est accessible en ligne sur la chaîne YouTube de Rikita sous le titre « ASMR Unboxing artistique – Tapping – Whispering – Ear to ear – EXPO sur Paris ». Sous cette URL, l’œuvre rencontre une autre communauté que celle de l’art et change de régime d’existence.