Camille Prunet, « Manier le code et le fer à repasser : discussion avec la matière de l’image », Art Press, 2024

Cinquième exposition personnelle de Caroline Delieutraz à la galerie 22,48 m2 désormais installée à Romainville, Bleen allie code et fer à repasser pour plonger le spectateur dans la texture de l’image à l’ère de l’intelligence artificielle.

Les murs blancs de la galerie 22,48 m2 accueillent de drôles de formes matelassées et colorées en polyester. Ces reliefs mous à dimension humaine (160 cm de haut environ) cohabitent avec de petits volumes, eux aussi en tissu, répartis sur le sol au centre de l’espace. Ces “œufs” noirs se trouvent striés de fissures de couleurs, comme s’ils allaient bientôt éclore. Reliés par un câble électrique, ils produisent un son envoûtant, grésillant et parfois dérangeant (1). Au mur, chacune des grandes formes reprend un même motif en T tout en étant singulière. Le titre de l’exposition, Bleen, contraction de bleu et vert en anglais (2), invite à discuter les catégories et, de fait, les créatures hybrides déployées au mur refusent toute assignation facile. Elles ouvrent à un univers science-fictionnel peuplé d’insectes mutants ou encore d’étranges utérus. L’aspect brillant de quelques perles brodées et les jeux de couleurs sur les tissus confèrent à ces sculptures murales un effet de mouvement auquel participent les renflements dessinés par les discrètes coutures qui structurent la matière. Les œuvres semblent ainsi vouloir se détacher du mur. Le son accompagne cette tentative d’émancipation des formes et souligne, par ailleurs, la sensation synesthésique que produit l’exposition à travers les quelques bribes sonores identifiables (de l’eau, un souffle, un grésillement), et les matières textiles que l’on a envie de toucher.

Bien que cela ne saute pas aux yeux, il est bien question d’images dans cet ensemble qui forme une très belle installation. L’œuvre de Caroline Delieutraz (France, 1982) est représentative du mouvement Post-Internet qui joue des circulations des images numériques et de leurs traductions dans nos quotidiens. Ici, les formes hybrides cousues à la main proviennent ainsi d’un véritable carambolage d’images générées à l’aide d’une intelligence artificielle (IA), ensuite retouchées par l’artiste. Les échanges entre l’artiste et le logiciel de génération d’images, à l’aide de phrases ou d’images, se sont opérés dans la durée avec la volonté de trouver des textures d’images qui suggèrent un biomimétisme. Le titre de ces pièces, Seed (graine en français), renvoie à son usage métaphorique en informatique. En apprentissage profond, qui est le principe caractéristique d’une intelligence artificielle, c’est un nombre qui permet d’initialiser un générateur de séquence de nombres aléatoire. La potentialité du processus aléatoire arrive à créer de la variation dans la répétition, et ce procédé discute le régime de la mimèsis. Une fois les images co-créées, choisies et agencées, elles viennent s’épanouir physiquement dans la matérialité du textile qui les stabilise autrement. Le maniement du code comme du fer à repasser s’avère dès lors indispensable à Caroline Delieutraz pour réaliser ses pièces, indiquant à quel point les enjeux (sérieux) liés aux usages numériques des IA ne peuvent guère se penser dans une logique d’opposition avec le monde physique.

Camille Prunet

(1) En collaboration avec Sarah Smash et avec la contribution de Behind The Moons (ASMR).
(2) Néologisme inventé par le philosophe Nelson Goodman dans son livre Fast, Fiction and Forecast (Havard University Press, 1955).