Indira Béraud, Bleen, 2024

Si le terme bleen vous semble étrangement familier, c’est parce qu’il s’agit d’un néologisme résultant de la fusion de blue et de green. L’expression est inventée en 1955¹ par le philosophe et collectionneur américain Nelson Goodman en réponse à certains problèmes découlant de l’induction, méthode consistant à tirer des généralisations à partir d’observations spécifiques. L’observation d’émeraudes, par exemple, a conduit à soutenir qu’elles étaient vertes, bien que rien ne garantisse qu’elles conserveraient cette couleur à l’avenir. Qualifier l’émeraude de bleen (ou vleu en français) suggère la possibilité qu’elle puisse changer de teinte, intégrant les potentialités futures dans la lecture et l’énonciation du présent.

Intitulée ainsi — Bleen —, l’exposition de Caroline Delieutraz se déploie comme un monde peuplé d’étranges créatures « potentielles ». Un monde en métamorphose qui emprunte autant à la science-fiction de Cronenberg, à l’univers fantastique de Kafka qu’au dernier film de Thomas Cailley, Le Règne animal, où le rapport à l’altérité et la question identitaire constituent le cœur des réflexions. Un monde vibrant qui fait écho au nôtre, où des formes de vie méconnues incubent patiemment. De fait, quelques œufs reposent au sol, tandis que des sculptures molles se succèdent au mur : une série de sept bestioles aux allures d’arthropodes. Les teintes, aux reflets irisés, vont du vert acidulé au bleu métallique, en passant par un cramoisi terreux. Sur certaines pièces semblent croître des lianes grimpantes, des toiles d’araignées ou des vaisseaux sanguins. Des motifs organiques qui rappellent aussi les sneakers futuristes au design bien léché. D’autres, encore, revêtent des écailles reptiliennes. Autant d’hybridations témoignant d’une reconfiguration du vivant où les frontières, qui opposent humains, machines, animaux et végétaux, s’effondrent.

Ces textures, imprimées sur tissu, ont d’abord été générées et travaillées avec une intelligence artificielle. Caroline Delieutraz, qui navigue dans les méandres du net art avant de rejoindre le courant post-internet des années 2010, poursuit ses recherches sur la circulation des images, en appréhendant l’IA comme un outil percutant pour sonder l’imaginaire collectif. Le travail manuel ne s’en trouve pas pour autant délaissé. L’artiste a matelassé et cousu l’ensemble des sculptures, certaines agrémentées de perles minutieusement brodées. D’une douceur digne d’un doudou d’enfant, les œuvres appellent au toucher et pourraient presque être endossées comme une armure, un vêtement, une seconde peau. Leur taille anthropomorphe suggère un renversement de perspective ; elle permet de se plonger dans l’étrangeté comme dans un miroir déformant. Longtemps marginalisée parce qu’appréhendée comme une pratique féminine et domestique, la couture réaffirme son pouvoir émancipateur. Dans un essai intitulé Décor hardcore : le retour du craft comme antidote à la cyberfatigue², la critique d’art Ingrid Luquet-Gad analyse la résurgence récente de l’artisanat comme un mode de résistance. À rebours d’une accélération industrielle et numérique, ces pratiques imposent un processus lent et méticuleux, favorisent et valorisent « l’entraînement de la main ». Elles impliquent de se réapproprier des savoirs traditionnels qui, avant de péricliter, se transmettaient de génération en génération.

Les œufs, ultime médium de gestation, diffusent une trame sonore qui emplit d’une vie palpable l’espace de la galerie. La piste est créée en collaboration avec Sarah Smash, et intègre une contribution de l’artiste ASMR Behind The Moons. Ultra texturée, hyper enveloppante, elle drape les publics d’un brouillard sourd qui frisonne. Un circuit électrique qui grésille, le vent qui somnole, un battement d’aile, un cœur qui bat. Certains sons semblent identifiables, voire familiers, tandis que d’autres, plus altérés, retentissent comme des signaux cryptés à déchiffrer. Si une espèce extraterrestre s’adressait à l’humanité, que lui confierait-elle ? Dans la nouvelle de Ted Chiang, Le Grand silence³, le narrateur — un perroquet — questionne douloureusement l’espoir humain d’entrer en contact avec une intelligence cosmique. « Leur soif d’établir le contact est telle qu’ils ont créé une oreille capable d’entendre dans tout l’univers. Mais mes camarades perroquets et moi-même sommes juste là. Pourquoi ne veulent-ils pas écouter nos voix ? » avant de conclure « Mon espèce n’est vraisemblablement plus là pour très longtemps ; il est probable que nous mourrons plus tôt que prévu et que nous rejoindrons nous aussi le Grand silence. Mais avant de partir, nous enverrons un message à l’humanité. Nous espérons simplement que le télescope d’Arecibo leur permettra de l’entendre. Voilà le message en question : Sois sage. Je t’aime. »

Indira Béraud
Texte de l’exposition Bleen, 22,48m², 2024

¹ Nelson Goodman (1955), Fact, Fiction, and Forecast, Harvard University Press
² Ingrid Luquet-Gad (2018), Décor hardcore : le retour du craft comme antidote à la cyberfatigue dans Zérodeux, n°84
Disponible en ligne : https://www.zerodeux.fr
³ Ted Chiang (2014), Le Grand silence
Disponible en ligne : https://www.ens-lyon.fr/