Texte écrit à l’occasion de l’exposition Unnamed Feelings, Galerie 22,48 m², Paris, 2017.
Concevoir ce que pourrait être l’altérité radicale : le sceau de l’impossibilité qui frappe une telle entreprise en fait simultanément un inépuisable moteur de créativité. Si les anciennes divinités se chargeaient autrefois d’attiser la fonction fabulatrice, l’aura de mystère s’est insensiblement déplacée. Sécularisée, redescendue sur terre, elle s’est nichée dans l’intériorité non moins hermétique d’un autre totem : la machine, fantasmée comme un organisme à part entière. Les mécanismes de projection, eux, demeurent sensiblement les mêmes. Car plus nous tentons de décrire ce qui nous élude, plus nous nous décrivons nous-mêmes. Jean Baudrillard ne laissait-il pas déjà entendre qu’ « automatisme et personnalisation ne sont pas du tout contradictoires. L’automatisme n’est que la personnalisation rêvée au niveau de l’objet »1 ? Les recherches de Caroline Delieutraz témoignent de ces enjeux : l’encryptage numérique de mythes immémoriaux et le réinvestissement d’affects primaires dans la technosphère.
Dès le titre de sa nouvelle exposition monographique à la galerie 22,48 m² se dessinent certaines des lignes de force qui orientent sa démarche. L’intituler « Unnamed Feelings », en référence à la chanson de Metallica The Unnamed Feeling, reflète le procédé de sampling des signes qui peuplent le quotidien que l’on retrouvera également dans la reproduction d’un motif de tapis Kilim ou la recontextualisation des filets de bagage SNCF. Ce faisant, Caroline Delieutraz met à jour certains pattern iconiques, cognitifs et affectifs qui circulent dans la culture visuelle contemporaine. Voir, penser et sentir dans un environnement médiatique nouveau, à travers des médias que nous n’avons pas encore tout à fait apprivoisés, a forcément des incidences sur le contenu – sur le vu, le perçu, le ressenti lui-même. Il se pourrait alors tout à fait que les « unnamed feelings », les sentiments sans nom, fassent référence à un nouveau genre de vidéos Youtube qui fait florès outre-atlantique : les ASMR. Ce sigle, pour « Autonomous Sensory Meridian Response », désigne une stimulation physique a priori non-sexuelle – et résolument dénuée de fondement scientifique – éveillée par la captation de sons aux vertus destressantes, chuchotements, craquements et crissements en tous genres. Encore peu étudiés, les systèmes de projection émotionnels générés par l’environnement numérique qui nous entoure fournissent le socle commun aux trois séries d’œuvres présentées dans l’exposition.
L’installation Pandinus Dicator, dont c’est la première présentation, part de la fascination somme toute classique pour un animal dangereux : le scorpion. Il y a un an, à l’automne 2015, Caroline Delieutraz apprend à la radio la saisie à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle de 119 scorpions appartenant à l’espèce protégée « Pandinus Dictator ». Aussi rare que toxique, ce scorpion, originaire de la forêt tropicale du Cameroun, fait l’objet d’un véritable culte chez les férus de reptiles. Sur les forums spécialisés du web, certains vont même jusqu’à douter de l’existence même de ce super-arachnide – notamment présumé capable de survivre aux radiations nucléaires. Pour souligner le fantasme qu’attisent les qualités réelles ou fantasmées des animaux, l’artiste se rend sur le lieu de leur mise en quarantaine accompagnée d’un photographe de studio afin de les prendre en photo. Les 94 portraits individualisés qui en résulteront, dont 8 sont présentés dans le cadre d’ « Unnamed Feelings » mettent l’accent sur leurs qualités individuelles. Un aspect que vient souligner la gravure de chaque cadre, où un schéma reprenant les mentions des cartes de jeu de rôle évalue leurs pouvoirs selon les variables suivantes : Venin, Force, Résistance, Morphologie, Sang-Froid.
La vidéo qui accompagne les photographies mêle images glanées sur le web de produits dérivés en forme de scorpion – de la statuette jusqu’à la chaise de bureau -, lignes de texte prélevées sur des forums et captations vidéo du making-of de la prise de vue. La main que l’on aperçoit à l’écran positionner les scorpions afin de s’assurer de leur bonne photogénie fait écho à nombre de pièces antérieures de Caroline Delieutraz. A la manière des fameuses Time Capsules d’Andy Warhol, système d’archivage aussi obsessionnel que rudimentaire pour retenir le temps en la forme d’un simple carton rempli à craquer de menus objets, l’artiste imagine une nouvelle forme de stockage. Embedded Files, le nom de cette pièce de 2015, retient les objets et les images comme peut le faire la disquette ou la clef USB. A ceci près qu’il s’agit ici de simples blocs de paraffine translucide dans lesquels sont piégés ce que l’on a jugé digne d’être préservé. Captifs mais néanmoins visibles par fragments comme l’est un souvenir embrumé, ces K7, CD et fragments d’emballages hybrident technologie et bricolage. Une vidéo accompagne leur présentation physique, où l’on assiste à leur manipulation par une main anonyme. La gestuelle synchrone et parfaitement chorégraphiée rappelle à la fois le téléachat et les vidéos auto-produites de Youtube, que ce soit le livre que l’on feuillette à l’écran ou les fameuses vidéos ASMR aux vertus apaisantes.
Si rabattre de l’humain sur du non-humain est inévitable, le chemin inverse semble plus épineux. La question d’imaginer l’autre, lorsqu’il ne serait ni radicalement tel, machine ou animal, ni entièrement similaire à soi, se heurte à une panne majeure de l’imagination. Dans le sillage de la cyberculture naissante se développe dans les années 1990 l’idéal de la « nouvelle chair », à savoir un corps virtualisé délesté de ses attaches physiques. Or pour signifier l’autre, un seul attribut semble se suffire, éternel retour du même : la couleur bleue. Avec Blue Skins, Caroline Delieutraz cartographie l’apparition et la transformation de ce motif dans les productions de la culture populaire à travers la BD, les dessins animés ou les films, classant méthodiquement ces « petits hommes bleus » par ordre d’apparition – la première occurrence étant « The Beast » dans le film X-Men de 1963. Présentée sous verre, selon un display que l’on a plutôt coutume d’associer aux œuvres conceptuelles des années 1970, l’œuvre montre la persistance des schémas mythiques immémoriaux issus de la cyberculture, en même temps que le bouleversement de la manière d’exprimer les émotions qu’engendrent ces fictions.
Face aux émotions confuses, la classification rassure. En alignant par ordre chronologique les représentations de l’inconnu, ou bien en recouvrant un tissu domestique du dessin géométrisé d’un animal inquiétant, un semblant d’ordre est rétabli. Ces micro-récits et rituels d’apprivoisement bricolés par les usagers d’une technologie supposément neutre aménagent alors un socle ordonné. Sur la base duquel l’esprit peut enfin véritablement se mettre à imaginer le surgissement d’autres futurs possibles – des futurs « Unnamed », parce que résolument hybrides.
1. Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 2014, p. 158